Réussir à l'école, une histoire de langues

C’est par un matin chaud et pluvieux que la classe commence tout doucement. Sophie Diot, la maîtresse de proximité, a fini son « ramassage scolaire ». Tous les matins, depuis deux ans, l’institutrice fait le tour du village d’Acarouany, situé à seulement 30 kilomètres de Saint Laurent du Maroni, au bord de la route qui relie la ville à Cayenne. Elle récupère ainsi les enfants qu’elle accueille dans sa classe de petite section. Sophie en profite aussi pour discuter avec les mamans, soulagées d’avoir vu ouvrir une classe dans le village qui compte une cinquantaine de familles, toutes d’origine bushinengue, vivant dans des petites maisons en bois, sans eau courante ni électricité.

La mission de Sophie est de permettre aux enfants de « devenir » des élèves et de les habituer à l’écoute et à l’usage du français, en s’appuyant essentiellement sur le langage oral. « Il faut qu’ils soient à l’aise quand ils l’entendent pour qu’ils ne soient pas perdus dans une grande classe ». Cette classe à l’effectif réduit (une dizaine d’élèves) s’apparente donc à une « porte ouverte sur l’extérieur » pour des jeunes enfants qui ne vont pas souvent en ville. Avant son ouverture, les enfants du village, âgés de 2 à 3 ans, devaient parcourir pas moins de 80 kilomètres par jour pour se rendre à l’école maternelle. Une situation difficile pour des élèves forcés de se lever aux aurores et pour des mamans inquiètes ou réfractaires à l’idée de laisser partir aussi loin leurs petits.

Dans la salle de classe du village, les enfants s’asseyent par terre, sur un parquet recouvert d’une bâche en plastique. Ici, pas de chaise, ni de table. Six petites têtes brunes s’activent autour de Sophie et d’Alida, l’intervenante en langue maternelle, qui définit ainsi son rôle : « J’aide les enfants à bien parler saamaka, sans faire de faute. Je leur apprends aussi les traditions. J’aime ma culture et je suis contente de pouvoir la transmettre. »

Au fond de la salle, une petite voix se met à chantonner. « Qu’est-ce que c’est ? C’est une grenouille. » Sophie tente de faire deviner à Marius ce que représente une illustration, le tout, en réparant un exemplaire du livre Petit Ours Brun.

Les enfants de la classe ne parlent pas, ou presque pas, le français. Pour autant, tous sont réceptifs aux chansons. « Tous les jours je chante les mêmes chansons et chaque chanson amène un geste, commente l’institutrice. Il suffit que je chante un tout petit peu pour que les petits sachent ce qu’ils doivent faire. C’est comme ça qu’ils acquièrent du français. » Les rituels instaurés par la maîtresse portent leurs fruits. Hop ! Les enfants rangent les livres en entendant Sophie chanter « Je range, je range ». Alida prend le relais en saamaka en duo avec la petite Elouisa. Chaque enfant de la classe aura son moment d’attention privilégié. Si la plupart d’entre eux sont, comme Aline, des piles électriques, d’autres, comme Christian, sont moins réveillés. La lecture et les jeux leur permettent de commencer en douceur.

Pendant la matinée, au compte-gouttes, d’autres enfants rejoignent la classe. À leur tour, ils se déchaussent et entrent dans la ronde qui vient de se constituer. Il n’est pas nécessaire de leur dire deux fois de se mettre en place pour lancer les chansons. Le concert peut commencer. Là encore, le bilinguisme est de mise : Sophie chante en français, Alida en saamaka. Durant chaque chanson, chacun s’applique consciencieusement à faire le geste qui accompagne les paroles. Le déplacement est constant dans cet espace ouvert.

La classe a lieu dans le carbet communautaire, gracieusement mis à disposition par les habitants. Les livres, jeux et autres ressources scolaires appartiennent à Sophie. « Je me débrouille et les gens du village m’aident parce qu’ils ont envie que ça marche, explique-t-elle. Le rectorat et la municipalité, eux, je ne les vois pas. » Elle regrette qu’aucun moyen ou presque n’a été alloué par l’État pour faire vivre cette classe. Quant à la Mairie, elle commence timidement à donner un pécule mais les moyens restent insuffisants. On repassera donc pour les sorties scolaires et autres projets pour les élèves.

Un peu plus tard, Alida va chercher les mamans. « Elles peuvent venir quand elles le veulent dans la matinée. Il y a par contre un moment spécifique de regroupement avec les enfants et je veux qu’elles viennent pour partager ce moment. » Et puis à 11 heures ce sera leur tour d’être des élèves.

Car ici, on fait aussi classe aux mamans : « Je leur apprends la même chose qu’aux enfants. À lire et à écrire. Il s’agit aussi de leur apprendre à devenir parents d’élèves. Elles le prennent vraiment bien. Elles savent que leurs enfants doivent apprendre le français. D’ailleurs, la plupart du temps, quand je parle à un enfant, elles leur disent « taki », ce qui signifie « réponds » en saamaka », ajoute Sophie. D’ailleurs, les voici : jaune, bleu, vert, les pagnes des mamans colorent toute la classe. Toutes sont sereines à l’idée de laisser leurs enfants entre les mains du duo. La classe leur permet aussi de prendre confiance en elles.

« Avant je ne savais ni lire ni écrire, affirme Annalisi, le sourire aux lèvres. Maintenant, je sais demander un papier à l’administration. » Miriam opine du chef et affirme, pas peu fière, que son fils Marius s’exprime mieux en saamaka que ses autres enfants, sans mélanger avec le français. Preuve que le travail de Sophie et Alida porte ses fruits.

Toute la matinée, les rires vont rythmer un cours qui respire la bonne humeur. Les échanges sont le moteur de cette classe. Qu’ils soient entre les enfants, entre les mamans et les enfants, entre Alida et Sophie ou encore entre Sophie et les mamans. On redécouvre, presque émerveillé, une relation parents-professeurs-enfants harmonieuse, basée sur l’estime et surtout la confiance réciproque.

Il semblerait malheureusement que l’Éducation nationale n’ait encore fait aucun suivi concret de cette expérimentation et les revendications peinent à remonter (1). « En deux ans, je n’ai vu mon inspectrice que deux fois, et à chaque fois pendant un quart d’heure. Je fais mes bilans mais personne ne vient voir où et comment je travaille », constate Sophie. Alida, elle, regrette d’être comme une enseignante qui n’aurait bénéficié d’aucune formation. Sans compter l’avenir incertain de son poste, à l’heure où les effectifs d’intervenants en langue maternelle sont à la baisse.

En 2009 déjà, Michel Launey, linguiste de formation et directeur de recherche honoraire à l’Institut pour la recherche et le développement (IRD) de Guyane, déplorait cette réduction dans une tribune parue dans Libération : « Depuis dix ans, les ILM (Ndlr : intervenants en langue maternelle) remplissent un rôle essentiel dans des écoles où les enfants, même français, arrivent non francophones, et où l’écart culturel – surtout dans les sites isolés (Amérindiens et Noirs Marrons*) de la forêt – est majeur par rapport aux références métropolitaines. Dans les petites classes, où le développement du langage n’est pas achevé, ils dirigent des activités en langue maternelle, appuyées sur les références connues des enfants. Ils les sécurisent ainsi dans une école qui leur est moins étrangère, ils aident au développement d’un bilinguisme équilibré, et par là à une amélioration de la réussite scolaire. »

Pour l’heure, tout le village souhaite que cette classe reste aussi longtemps que possible, y compris Sophie, qui conclut : « J’aimerais bien que ça ne reste pas expérimental, que ça prenne un peu plus de volume, qu’ils se rendent compte que c’est important ».

L’Académie de Guyane n’a pas donné suite à nos sollicitations.

* Les Noirs Marrons ou Bushinengue sont les descendants d’esclaves du Surinam voisin.

Les langues en Guyane

Le département offre un panel linguistique très riche grâce à la diversité de sa population. Les langues créoles se divisent en deux groupes : le créole guyanais dont la base lexicale est le français, et les langues des Bushningue dont la base lexicale est anglaise d’originaire du Surinam : le saamaka et le nenge tongo. Côté amérindien : on compte trois familles linguistiques : la famille Arawak (les Arawak et les Palikour), la famille Caribe (les Kalihna et les Wayana) et la famille Tupi-guarani (les Emerillon et les Wayampi).


Liens

Le réseau CLIN Guyane (classe d’initiation de primo-arrivants)

La place de la langue maternelle en Guyane selon le syndicat Sud Education