Quand les pêcheurs guyanais rament pour survivre

Par un après-midi ensoleillé de juin, des pêcheurs s’affairent à démêler des filets sur la cale de mise à l’eau du port de Sinnamary, commune située sur le littoral guyanais à 40 kilomètres au nord-ouest de Kourou. Non loin, le Barthel est amarré. À son bord, le capitaine surinamais, Michael, et trois membres de son équipage venus du Guyana – Ravi, Ramda et Veerasammy – se reposent. Les quatre hommes prendront la mer le lendemain pour une campagne de pêche d’une dizaine de jours.

À proximité, une bâtisse blanche et bleue d’apparence vétuste, comme laissée à l’abandon, surplombe le quai du deuxième port de pêche de Guyane : la Maison des pêcheurs. Inauguré en 2006, cet espace dédié aux professionnels du secteur halieutique n’a jamais été en service. « À l’intérieur, il y avait tout ce dont les pêcheurs ont besoin : une machine à glace, des ateliers pour transformer et conditionner le poisson… mais elle n’a jamais fonctionné parce qu’elle a été mal conçue », regrette Jean Coupra, armateur sinnamarien depuis 2010. La machine à glace est sous-dimensionnée et la distribution du carburant est impossible parce que les cuves à essence ont été mises au mauvais endroit. De nombreuses modifications auraient été nécessaires pour rendre le bâtiment opérationnel, mais durant cinq ans, la mairie a eu interdiction d’y apporter des changements, car la structure avait été en partie financée par des fonds européens. Les pêcheurs ont donc dû s’arranger autrement, contraints à multiplier des allers-retours jusqu’à Cayenne pour s’approvisionner en glace et en essence détaxé. Avec tous les risques que représente le transport routier de bidons de carburant…

A priori, les conditions de travail des pêcheurs de Sinnamary devraient s’améliorer prochainement. La mairie, propriétaire de la Maison des pêcheurs, a signé une convention d’occupation avec une entreprise spécialisée dans la transformation et la conservation des produits de la mer. Cuisine Soleil, qui prendra en charge la réhabilitation du local, s’y installera en octobre. « Nous avons eu beaucoup de difficultés à trouver des solutions pour que l’infrastructure réponde aux besoins réels des pêcheurs, déclare Jean-Claude Madeleine, le maire de Sinnamary. Après cinq ans d’attente, il a fallu trouver les fonds nécessaires pour effectuer les travaux. Avec ce partenariat, les pêcheurs pourront livrer leurs produits directement. Cuisine Soleil va mettre aux normes la Maison pour qu’elle soit vraiment l’usine de transformation dont les pêcheurs ont besoin ».

Face à la forte demande exprimée par les marins pêcheurs depuis de nombreuses années, d’autres mesures ont été prises pour faciliter le quotidien des hommes de la mer. Un accord a récemment été passé avec l’unique station-service de la ville, pour que du carburant détaxé puisse y être vendu aux pêcheurs. Et d’ici la fin de l’année, une usine à glace avec un accès direct à la cale de mise à l’eau devrait être enfin installée. En Guyane, le manque d’infrastructures est un problème majeur pour le secteur halieutique. « Le secteur de la pêche est structuré, réglementé, de la production jusqu’à la distribution en passant par la transformation, souligne Patricia Triplet, directrice du Comité régionale des pêches maritimes et des élevages marins (CRPMEM) de Guyane. Ce qu’il faut c’est améliorer le cadre de son développement. »

Une situation complexe à laquelle viennent s’ajouter les difficultés engendrées par le pillage des eaux territoriales par des navires provenant de pays voisins. La production de pêche côtière en Guyane avoisine les 3000 tonnes de poissons par an, tandis que la pêche illégale en représenterait le triple. Un véritable manque à gagner pour le troisième secteur productif de la région, juste derrière les secteurs minier et spatial ! Les pêcheurs guyanais sont confrontés à la concurrence des tapouilles surinamiennes et brésiliennes, qui n’hésitent pas à adopter une attitude intimidante et utilisent des moyens non conformes avec les normes européennes. « Avec nos licences côtières, on a le droit de sortir jusqu’à une certaine distance. Si on s’éloigne, on risque une amende, explique Jean Coupra. Les pêcheurs clandestins se postent, eux, plus loin et empêchent le poisson de venir. ».

L’absence de réaction de l’État français face à cette concurrence illégale est à l’origine de la grande grève des pêcheurs de 2013. Les professionnels de la mer avaient cessé leur activité pendant plusieurs semaines et avaient bloqué le consulat brésilien de Cayenne pour protester. À cette occasion, ils avaient également dénoncé l’accumulation des dettes des armateurs dues à la baisse de leur production, ainsi que les préjudices subis à cause des interdictions de naviguer et de pêcher dans certaines zones maritimes lors des lancements de fusées du Centre spatial de Guyane. Les pêcheurs en colère réclamaient alors un plan d’urgence pour l’éradication totale de la pêche étrangère clandestine dans les eaux guyanaises, la mise en place d’un fonds de soutien pour relancer l’activité et l’annulation des dettes. Après un mois de mobilisation, un protocole d’accord de fin de conflit était signé, prévoyant notamment : la mise en place d’un fonds de soutien de 2,4 millions d’euros, un plan d’apurement des dettes, l’engagement du Centre national d’études spatiales (Cnes) à limiter l’amplitude des zones interdites lors des lancements et à contribuer financièrement au renforcement des dispositifs de soutien à la filière pêche. L’État s’était aussi engagé à mettre en place un plan de lutte durable visant à éradiquer la pêche illicite. Des mesures ponctuelles ont été prises, mais elles restent insuffisantes. Le pillage des ressources halieutiques est encore aujourd’hui un fléau pour les pêcheurs guyanais.

Pour Jean Coupra, malgré toutes les difficultés qu’elle rencontre, la filière de la pêche a encore de l’avenir : « Les Guyanais ont laissé la place à de la main-d’œuvre étrangère sur le bateaux. Il y a un manque de compétences…. et de motivation. Marin-pêcheur, ce n’est pas un métier facile. Il est important de former les jeunes pour qu’ils assurent la relève ». L’idée fait son chemin, d’autant plus si on prend en considération le taux de chômage chez les jeunes guyanais de moins de 25 ans qui s’élève à 40%. À Sinnamary, un projet de lycée des métiers de la mer est d’ailleurs à l’étude. Et Cuisine Soleil propose une formation de neuf mois pour quinze jeunes, avec embauche à la clé, à partir d’octobre 2015. En attendant que la Maison des pêcheurs soit enfin exploitée, les pêcheurs sinnamariens n’entendent pas rester les bras croisés. Ils s’organisent actuellement en coopérative. « La mairie a donné la gestion de la structure à Cuisine Soleil. S’il y avait eu une coopérative, elle aurait pu s’en charger, regrette l’armateur Jean Coupra. Avec cette coopérative, on espère pouvoir faire avancer les choses ! »

 

Liens

Comité National des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM)

Ville de Sinnamary

Levrel Adrian (2012). Estimation de la pêche illégale étrangère en Guyane française.