La déscolarisation : une inégalité guyanaise

L’école pour tous ? Tout dépend où l’on habite… En Guyane, l’isolement des villages et les très longues distances handicapent la scolarisation des enfants et favorisent la déscolarisation. À cela vient s’ajouter le décalage culturel des populations amérindiennes et bushinengues avec un système scolaire français pensé et fabriqué depuis l’histoire de la Gaule métropolitaine. Si des solutions sont proposées, elles sont encore loin d’endiguer le fléau. Récit de parcours décalés.

« La solitude, ce n’était pas pour moi », confie avec un rire un peu gêné Aminata Gustave, quand elle nous explique pourquoi elle a abandonné ses études en première. Jeune mère de 21 ans, elle a grandi à Saint-Georges, à la frontière brésilienne, dans un village « de l’intérieur » comme disent les Guyanais pour désigner les villages perdus dans la forêt amazonienne, accessibles uniquement en pirogue. « Si tu ne connais pas quelqu’un pour t’y amener, c’est difficile. »

Pour son passage en classe de première, Aminata, déjà jeune mère à l’époque, doit quitter Saint Georges. À 16 ans, elle emménage à Cayenne dans la maison de sa grand-mère où elle vit seule avec son enfant. La ville de Cayenne paraît alors immense à l’adolescente. Prendre le bus pour aller en cours, ne connaître personne dans son école, se retrouver face à ce grand bâtiment imposant, aller à l’inconnu qu’elle affronte seule, etc. Tout la déstabilise. Elle finit alors par ne plus sortir de chez elle, tant elle pleure et ne supporte pas la situation. Le regard fuyant, elle explique que, plus que l’argent pour payer les factures, la baby-sitter pour son fils, ou simplement les repas et le transport, la plus grande difficulté était de rester concentrée sur les cours. Très vite, l’adolescente décroche, abandonne ses études et retourne à Saint Georges.

Le cas d’Aminata n’est pas rare en Guyane. En juin 2013, on comptait 2 222 enfants non scolarisés dans le département, dont la plupart sont des enfants étrangers. Les plus touchés par la déscolarisation ont entre 11 et 16 ans. S’il existe des écoles maternelles et primaires dans la plupart des villages, les collèges se font plus rares et les lycées ne se trouvent que dans les grandes villes comme Cayenne et Saint-Laurent du Maroni. Selon l’INSEE, à la rentrée 2014 les établissements scolaires ont accueilli 77 650 élèves en Guyane. Soit 17 000 élèves de plus qu’il y a 10 ans, ce qui témoigne de la croissance de la population mais aussi de son jeune âge.

Pourquoi la déscolarisation est-elle aussi massive en Guyane ? Le témoignage d’Aminata éclaire certaines des difficultés à rester dans le système scolaire. Mais il en existe d’autres. Pour scolariser un enfant en Guyane, comme en France métropolitaine, les familles ou responsables légaux doivent fournir trois documents : une pièce d’identité de l’enfant et de son responsable ainsi qu’un justificatif de domicile. Seulement, beaucoup d’enfants autant que leurs parents, même s’ils vivent en Guyane, ne possèdent pas de papiers d’identité française. Quant au justificatif de domicile, il est très difficile pour certaines familles d’en fournir lorsqu’elles vivent sans eau ni électricité et n’ont donc aucune facture pour justifier leur lieu de résidence. Pour pallier ce problème, certaines familles vont jusqu’à payer une personne pour utiliser son adresse.

 

Des aides insuffisantes

Conscient de cette situation, le Conseil Régional de Guyane propose plusieurs solutions. Pour les jeunes « de l’intérieur », le FHEJOC (Foyer d’hébergement des jeunes travailleurs et étudiants de l’Ouest en formation à Cayenne) accueille les étudiants entre 18 et 30 ans désirant continuer leurs études à Cayenne. La Région a également mis en place un système de familles d’accueil pour les lycéens, tandis que le Conseil Général s’occupe des élèves allant au collège. Ces dispositifs permettent aux familles de l’intérieur d’envoyer leurs enfants dans des familles habitant de plus grandes villes où ils pourront être scolarisés.

« La plupart des élèves de mon lycée étaient dans des familles d’accueil », se souvient Aminata. Si elle n’avait pas eu la maison de sa grand-mère, elle aurait fait de même. D’ailleurs, la jeune femme le regrette un peu lorsqu’elle compare son sort à celui d’autres élèves dans son lycée. « C’est encore mieux dans la famille d’accueil car tu as du monde pour te suivre te conseiller et te motiver. », explique-t-elle, car chez sa grand-mère, Aminata devait s’occuper de tout elle-même : gérer l’argent, les transports et ses études.

Les solutions proposées par l’Etat ne sont pourtant pas suffisantes et présentent aussi des limites. Enseignante depuis 25 ans en Guyane, Sylvie Cornu, a rejoint la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) il y a huit ans et a fait de la lutte contre la non-scolarisation son combat principal. Lorsqu’elle a voulu se rendre compte de la situation, elle a cherché à rencontrer les enfants qui ne vont pas à l’école. Il y en avait tellement qu’elle n’est jamais arrivée au bout de son itinéraire. «Vous en trouvez partout. Partout où il y a des gens en situation de précarité qui viennent du fond de la Guyane ou du Suriname », raconte-t-elle.

Si les familles d’accueil offrent une solution aux problèmes de distance et d’hébergement, le transport demeure lui un obstacle. Comme nous l’expliquait Aminata, lorsque l’on vit dans un village au bord du fleuve, il est difficile d’en sortir sans utiliser la pirogue. « Ça fait 10 ans que la pirogue est reconnue comme un transport scolaire alors qu’elle est utilisée depuis bien plus longtemps, mais les fleuves étaient considérés comme non navigables », s’emporte Sylvie Cornu. Aujourd’hui grâce à un système de carte fluviale les élèves peuvent emprunter une pirogue pour aller à l’école à raison de 120 € par an. Une somme que certaines familles peinent toujours à débourser, surtout lorsqu’elles doivent scolariser plusieurs enfants. C’est pourquoi la LDH a lancé une pétition afin de rendre les transports gratuits. Mais rien ne semble gagné d’avance.

Si les institutions apportent des solutions aux problèmes de la distance et du manque d’écoles dans les villages, Sylvie Cornu dénonce aussi les blocages administratifs : « Le Conseil Régional dit qu’il y a des aides sociales mais personne ne vient le dire aux familles sur le fleuve qui ont en besoin. Beaucoup de gens ne savent pas que l’école est un droit ». Par manque de communication et de connaissance, beaucoup d’enfants se retrouvent ainsi déscolarisés.

 

Les Amérindiens, encore plus isolés 

Reste enfin le problème du programme, du rythme, ou du choc culturel pour les peuples autochtones de Guyane. « La France n’accepte pas d’exception, c’est tout le monde pareil », regrette Sylvie Cornu. Un ressenti que partagent de nombreux élèves amérindiens et bushinengues qui après avoir quitté leur village, se retrouvent contraints d’apprendre dans une langue étrangère un système et une culture qui leur sont tout aussi étrangers. « Les élèves ont du mal à supporter. En général, ils partent à Noël et ne reviennent pas. » 

Des élèves qui se déscolarisent, Alain Mindjouk, à la tête de l’Alliance Collective des Amérindiens de Guyane (l’ACAG), en connaît autant qu’il connaît les raisons. « Beaucoup de jeunes sont perdus car ils suivent le système français et ont du mal, avec les traditions », nous explique-t-il. « Lorsqu’ils viennent à Cayenne ils sont dans les familles d’accueil, ils doivent quitter leur village et le fait que leurs familles d’accueil ne soient pas amérindiennes donne un échange culturel qui ne correspond pas. Ils se sentent isolés. » Amériendien Kali’na, originaire d’Iracoubo, il a dû lui aussi quitter son village pour continuer sa scolarité à Kourou, mais il a eu plus de chance que d’autres et s’est retrouvé chez des membres de sa famille. Car les familles d’accueil et les internats ne suffisent malheureusement pas. Lorsque le choc culturel est bien trop fort, il est difficile pour les élèves de s’adapter à leur nouveau mode de vie et poursuivre leur éducation.

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Nadège et Patrick accueillent Analia et Renée depuis deux ans dans leur maison à Cayenne.

Un accompagnement de l’enfant dans son nouveau milieu est ainsi nécessaire, chose qui n’arrive toutefois pas assez souvent dans les familles d’accueil. René et Analia, deux jeunes Wayanas de 14 ans, originaires du village de Taluen dans le sud de la Guyane, font partie des enfants qui ont eu la chance d’avoir une famille qui les soutient et qui les aide à s’adapter au changement de culture. Pendant la période scolaire, ils habitent chez Nadège et un couple de métropolitains installés en Guyane depuis 10 ans.

Les deux adolescents, scolarisés au collège à Cayenne, rentrent voir leur famille pendant les vacances scolaires. Contrairement à la plupart des familles d’accueil, Nadège et Patrick ne sont passés par aucun dispositif pour accueillir René et Analia, et ne reçoivent donc aucune aide financière. Si les deux jeunes Wayanas vivent aujourd’hui chez le couple, c’est aussi dans une démarche affective éducative. Nadège n’a jamais pu avoir d’enfant, elle trouve en René et Analia la chance de pouvoir exprimer une forme de maternité. « C’est un ami qui nous a soufflé l’idée d’accueillir des enfants amérindiens. On a très vite accepté », confie le couple. Leur seule exigence était d’en accueillir deux afin qu’ils ne puissent pas se sentir trop déracinés une fois les enfants arrivés à Cayenne.

Même sans organisme d’encadrement, avant d’accueillir René et Analia, Nadège et Patrick ont effectué diverses démarches. « Nous avons beaucoup lu sur la psychologie et la culture amérindienne, et nous nous sommes rendus à Taluen pour découvrir leur lieu de vie ». Parallèlement, le couple métropolitain a accueilli les deux enfants et leur famille bien avant leur rentrée afin qu’ils « sachent où ils allaient mettre les pieds. »

À Cayenne, René et Analia se plaisent. Cela fait deux ans qu’ils habitent chez Nadège et Patrick et même s’ils ont tous les deux le même âge, leur ressenti est différent. Si René rentre volontiers à Taluen pendant les vacances rejoindre sa famille et ses copains, il arrive qu’Analia décide de rester à Cayenne.

Basée sur du volontariat, la démarche de Nadège et Patrick diffère ainsi de celles des autres familles d’accueil. Si au début les parents des deux adolescents envoyaient une participation financière mensuelle de 200€ pour chaque enfant, ils ont fini par ne plus pouvoir régler cette somme. « Aujourd’hui, c’est gratuit », plaisante Patrick. Le couple n’ayant pas de problèmes financiers n’en a pas demandé plus. « Ce sont un peu nos enfants quand même, avoue Nadège. Le but c’est de les accompagner jusqu’à ce qu’ils soient matures, grands, jusqu’à ce qu’ils sachent quoi faire ».

De cette expérience, ils en tirent de l’amour mais aussi de la fierté nous explique Patrick. Celle de pouvoir à leur échelle et de leur manière, faire leur possible pour aider la communauté amérindienne de Guyane. Ils ont l’espoir de faire de René et Analia des adultes amérindiens autonomes qui pourront à leur tour aider leur propre communauté grâce à l’éducation qu’ils auront reçue.

Si leur vie chez la famille d’accueil semble bien se passer, les deux jeunes Wayanas confirment malgré tout, les difficultés à suivre un programme scolaire qui ne leur est pas adapté. Lorsque Nadège nous parle des cours d’histoire par exemple, elle explique que : « Ça ne les intéresse pas du tout. « Ce n’est pas notre histoire », disent les enfants. Ils ne se reconnaissent pas dans leurs livres d’école. » René et Analia sont loin d’être les seuls Guyanais à faire face à cette difficulté, engendrée par la rupture entre les cultures amérindiennes et le système français. « Ici que tu sois Amérindien ou Bushinengue, l’éducation est la même », souligne Alain Mindjouk.

 

Vers des solutions autonomes

Quelles seraient alors les solutions ? A l’origine de nombreuses initiatives au profit des peuples autochtones de Guyane, Alain Mindjouk, défend l’idée primordiale d’une communauté amérindienne qui œuvre pour elle-même. C’est la raison pour laquelle il a créé à Matoury un centre d’accueil pour les Amérindiens de l’intérieur se déplaçant à Cayenne pour des raisons administratives ou médicales. Un centre géré par des médiateurs et éducateurs amérindiens qui permet à ceux qui ne parlent pas français de recevoir de l’aide une fois à Cayenne.

En 2012, il a créé aussi un conseil de jeunes amérindiens dans son association. Ce conseil réunit ainsi des lycéens amérindiens de Cayenne dans le but de les faire se rencontrer, former un réseau et s’entraider. Grâce à ce conseil, il a noté une amélioration dans la vie de ces élèves et s’en félicite, il souhaite d’ailleurs y ajouter des universitaires afin de mettre en place un système de tutorat pour les plus jeunes et travailler aussi avec des associations bushinengues.

« J’incite les jeunes à s’impliquer, rentrer dans le système tout en gardant leur identité », explique Alain Mindjouk, dévoilant ses objectifs. Il s’agit réellement de lutter contre le décrochage massif des Amérindiens, mais aussi contre les problèmes d’alcool ou de suicide qui touchent sa jeunesse. Lorsque Nadège et Patrick ont accueilli René et Analia, ils avaient eux aussi ce désir d’éloigner les deux enfants de cette fatalité qui touche la communauté amérindienne.

En effet, on dénombrerait un suicide par an sur 200 habitants, 25 fois plus qu’en métropole. Ce combat pour l’éducation et l’épanouissement des siens, Alain Mindjouk le mène avec optimisme, et c’est d’ailleurs avec fierté qu’il nous annonce qu’il y a deux ans, fut nommé le premier professeur des écoles wayana et amérindien.

Alain Mindjouk a encore beaucoup de projets. L’un très prometteur, d’ouvrir un internat qui resterait ouvert le week-end. Car la plupart ferment lorsqu’il n’y a pas école, livrant les élèves à eux-mêmes le week-end lorsqu’ils ne peuvent rentrer dans leur village. S’inspirant des Centres d’amitiés autochtones du Canada, du Suriname ou du Brésil, Alain Mindjouk espère ainsi pouvoir apporter de grands progrès dans sa communauté et mise beaucoup sur la jeunesse.

De son côté, Aminata poursuit aussi son chemin. Elle qui n’a jamais eu son bac, a commencé il y a huit mois, une formation d’animatrice périscolaire dans le cadre du dispositif Seconde chance de la CÉMÉA. De retour à Cayenne, elle pense surtout à l’avenir de son fils, scolarisé à Saint-Georges, qui vit pour l’instant chez sa grand-mère. Elle souhaite le meilleur pour lui, et a pris conscience de l’importance d’une bonne scolarité pour l’avenir d’un enfant.

 

Liens

L’Alliance Collective des Amérindiens de Guyane (l’ACAG)

L’association CEMEA Guyane

Diagnostic de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) « L’état de l’école en Guyane: des progrès à poursuivre »

Les dispositifs de l’éducation nationale contre le décrochage scolaire